Apple, qui figure parmi les toutes premières capitalisations mondiales, viole frontalement les valeurs et la responsabilité sociale dont elle se réclame.
L’Europe a régulièrement servi de bouc émissaire à l’impuissance ou aux échecs des gouvernements nationaux. Cette démagogie a abouti au Brexit, dont on mesure chaque jour davantage combien il est désastreux pour le Royaume-Uni comme pour l’Union. Il reste que les critiques adressées à la doctrine et au fonctionnement bureaucratique de la Commission européenne sont loin d’être toutes infondées.
Le grand marché est une réussite qui mérite d’être étendue aux services. Mais le droit de la concurrence a souvent joué contre l’émergence de groupes européens aptes à rivaliser avec leurs concurrents américains ou asiatiques. L’Union, contrairement aux États-Unis, a fait montre d’une passivité et d’une tolérance incompréhensibles vis-à-vis des pratiques de dumping, notamment face à l’acier chinois. Marchés européens et rachats d’entreprises ou d’actifs stratégiques ont été largement ouverts sans réciprocité. La stratégie européenne dans le domaine de l’énergie a tourné au désastre, cumulant explosion des prix pour les consommateurs, désavantage compétitif pour les entreprises, remontée des émissions de carbone et dépendance accrue.
La révolution numérique, dominée par l’oligopole du GAFA, a fait naître deux problèmes cruciaux avec les États-Unis : l’appropriation des données personnelles des Européens par les géants de l’Internet, notamment Google et Facebook ; l’évasion fiscale de leurs profits comme de ceux des plateformes de partage, avec à la clé l’accumulation de plus de 2 000 milliards de profits non taxés. Il en découle des difficultés majeures en termes de souveraineté, de finances publiques, de concurrence entre les entreprises mais aussi entre les États. L’Irlande s’est transformée en place fiscale offshore, se spécialisant dans les fusions-délocalisations du fait d’un impôt sur les sociétés réduit à 12,5 % mais aussi d’accords taillés sur mesure pour les multinationales américaines. La multiplication de ces opérations explique le taux de croissance de 26,3 % enregistré par l’Eire en 2015.
Margrethe Vestager, la commissaire européenne chargée de la Concurrence, est en passe de changer cette mauvaise donne. Après Fiat au Luxembourg et Starbucks aux Pays-Bas, avant Amazon et McDonald’s, elle a infligé à Apple une amende record de 13 milliards d’euros augmentée des intérêts de retard. La fiscalité est certes une compétence des États membres. Mais la commissaire a considéré à bon droit que le taux d’imposition d’Apple en Irlande, réduit à 0,005 % en 2014, constituait une aide d’État qui faussait la concurrence. Elle a ouvert la voie aux autres États membres pour recouvrer les impôts dus sur les ventes et les profits d’Apple, prélèvements qui seront déduits de l’amende.
Le président d’Apple a qualifié cette décision de « foutaise politique ». Jack Lew, secrétaire au Trésor, s’est exceptionnellement accordé avec les responsables républicains et démocrates du Congrès pour dénoncer la prétention de la Commission européenne à s’ériger en « autorité fiscale supranationale ». L’Irlande a annoncé sa volonté de faire appel.
Ces réactions sont aussi prévisibles que déplacées. Apple a accumulé quelque 215 milliards de dollars de profits non taxés dont 100 en Irlande, réduisant l’impôt sur ses bénéfices à moins de 2 % en moyenne selon l’enquête du Congrès des États-Unis réalisée en 2013. Ceci est insoutenable pour une entreprise qui figure parmi les toutes premières capitalisations mondiales et viole frontalement les valeurs et la responsabilité sociale dont elle se réclame. Les autorités américaines sont coupables d’avoir autorisé le report d’imposition illimité des profits réalisés hors des États-Unis. Elles ne cessent de dénoncer les fusions-délocalisations. Elles ont étendu leur juridiction à la planète pour mettre en coupe réglée les banques internationales, à l’image de BNP Paribas, afin de renflouer le Trésor des États-Unis. L’Irlande, qui a bénéficié de l’aide de l’Union lors de son krach et qui a infligé une cure d’austérité d’une rare violence à ses citoyens, peut difficilement justifier un taux d’imposition sur les sociétés de 0,005 % ou se mobiliser pour refuser 13 milliards de recettes fiscales alors que sa dette publique dépasse 200 milliards d’euros.
Le grand marché européen reste le premier du monde et constitue un actif majeur de l’Union qui doit être défendu et valorisé. La règle de droit et le respect des principes de concurrence sont indispensables pour le bon fonctionnement du marché et ne constituent pas des handicaps pour la compétitivité ou des obstacles pour le capitalisme européen s’ils sont justement appliqués. L’Europe dispose de tous les moyens pour s’affirmer comme un acteur majeur de la mondialisation dès lors qu’elle en affirme la volonté. La Commission doit faire preuve de la même rigueur envers la Chine qu’envers les entreprises américaines.
(Chronique parue dans Le Point du 05 septembre 2016)